Le monde de la nuit

Les lumières figent le froid tandis que le ciel met bat la nuit sans fracas.

Un quartier bien situé dans la ville. Mon quartier. A proximité de la place Brugmann, des riches expatriés et millionnaires juifs. Éric-Emmanuel Schmitt y habite aussi. Quelquefois je croise son chemin alors qu'il promène ses chiens, ou attablé à la terrasse du restaurant Amen qui a pris la suite du Portrait de famille, un vieux restaurant où nous allions souvent. La mémoire des lieux qui ne sont plus nous survit.

Souvent je traverse une frontière, de l'autre côté. Je passe le mur invisible qui sépare deux mondes. Station Albert. Le Bar du Matin est devenu un café branché depuis sa rénovation — il y a de cela plusieurs années, vraiment plusieurs années. En face, le centre culturel subventionné à deux millions d’euros, que la municipalité loue aux artistes affamés, n’a jamais réussi à rassembler autant de citoyens que ce bar. Les artistes, les créateurs, les oiseaux de nuit ont choisi ce lieu pour se retrouver, pour fêter, pour exister. Ce soir, on y reconnaît même quelqu'ancienne poétesse nationale bien bourrée en compagnie d'une autre ivrogne à brosse. Rien en elle n’a pourtant de poétique, et il faudrait un véritable prodige pour dénicher un vers inspiré sous sa plume. Mais elle vocifère, elle souffle, elle s’agite : le monde des apparences gonfle, l'énergie qu'elle y met. et puis aussi sa famille... Les interprètes occultent le poème, prennent la place du poème. Tout le monde est bien d'accord autour de la médiocrité.

Je passe, et je repasse. Au coin, je remarque une silhouette recroquevillée. Prostrée. Fluette. Il ne faut pas la déranger.

Je repasse encore. Faut-il m'inquiéter. Le gel s'est intensifié en cette fin novembre. L’homme ajuste quelques grands sacs de l’enseigne Action, d’où dépassent des couvertures sales, des loques. Je sais que des amis à moi — de bons bourgeois, des gens de noblesse même — entrent ici sans consommer. L’établissement connaît un tel succès qu’ils passent inaperçus. Parfois même les serveurs leur offrent un verre d’eau en passant. Je voudrais le dire à cet inconnu, mais une intuition m’arrête : j’ai peur de sa réaction.

Je rentre chez moi chercher quelques snacks, la monnaie que je trouve. De quoi boire chaud, de quoi manger. Le SDF s’est calé au coin, entre le mur du Bar du Matin et une porte. Peut-être capte-t-il quelque chaleur. Qu’importe : il serait mieux à l’intérieur. Sait-il qu'on ne le chasserait pas ? A la rigueur j'entrerais avec lui armée de ma carte bancaire. C'est lui qui préfère rester à l'ecart ?

Ne sachant que faire, je m’assois sur une chaise bleue, métallique, étroite. J’écris ce texte de blog. Pourquoi pas, lorsque quelqu’un de maigre, cagoulé de bleu, visage émacié, passe et repasse devant moi. Ses gestes brusques, son pas déjanté me disent qu’il cherche peut-être à se réchauffer. Je le reconnais par intuition ne l'ayant jamais vu: ce ne peut être que lui.

Je me lève. En effet : la forme recroquevillée ne veille plus sur ses sacs. Il a traversé la rue et bat des mains pour chasser le froid. Il semble poursuivre des formes invisibles, un fou peut-être, un prisonnier, ou simplement quelqu’un qui dort dans la rue depuis trop longtemps.

J’en profite pour m’approcher de l’endroit où il était, et j’y dépose le contenu de mes poches. Je remarque une bouteille de rouge bien entamée. Un signal d'alarme résonne en moi. À peine ai-je relevé la tête que je l’entends me hurler dessus — sauvage, violent :

**« Dégage ! »** « Dégage ! » crie-t-il plus fort.

Je m’éloigne, simplement le temps de lui lancer : — Mais vous pouvez entrer à l’intérieur, vous savez…

Je connais la colère devant une porte fermée. Je ne comprendrai jamais le refus d’une main tendue, de quelques mots humains.

L’inconnu s’est éloigné, mais je sais déjà qu’il va mourir. Demain, un autre jour, bientôt. Un accident de l'hiver. Il attend la mort à ce coin de rue. Une mort lente, selon les ressources de son maigre corps.

Un jour, quelqu’un m’a dit que certains êtres ne peuvent être sauvés. Ils sont trop loin dans leur désespoir.

Je ne prétends pas sauver qui que ce soit en ce bas monde avec ma littérature. Je ne prétends même pas me sauver moi-même. Au contraire j'ai l'impression de couler. Peut-être que moi aussi j’attends depuis longtemps devant une porte close — et qu’il est déjà trop tard.

Ensuite, prise de vertige, je me rends au point de la banque KBC où un autre rasta plus raisonnable traîne souvent (l'endroit au moins est bien chauffé). Je veux lui raconter mon histoire, savoir ce qu'il en pense, y retourner ensemble peut-être mais il n’est pas là.

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