Tu ne peux suivre que tes propres traces...

Le temps laisse des traces dans l'espace. Des traces en marchant, des traces en rêvant. Dans un espace temps donné, tu ne peux suivre que les tiennes, et encore… Impossible de retenir autre chose que des limites. Frontières, races. Ça trace dur quand il s'agit de lignes de fuite, à l'infini. Muscle creux, le cœur, bave aussi des sentiments. Empreinte du regard, le tableau... Bords, limites, cadre. Tracer : limiter. L'imiter. Dire « je » à sa place. Être enfin « dans les traces de ».

            Sur les traces du mort tu poses déjà les tiennes. Tu ne peux que tirer un trait. Texte, image.

De mes amis aussi il ne me restera que quelques tracés, quelques mots inconscients que je jette sur le papier à la pelle parce que de terre ils n'en ont pas voulu, fumée... regards, lueurs précaires, marques d'intelligence, nuée... ce sont nos traces carbone que l'on me pardonne... D'Icare à nos jours... je m'incendie en plein vol, une longue traînée de cire à mes trousses. Même un mort laisse ses cendres. Celles qu'il m'a abandonnées n'en finissent pas de se disperser. Sa disparition aussi me traque, de trac à tracas. Il ne faut pas trop m'en demander. Toute vie a ses limites.

Je laisse des traces en vivant. Je traverse des routes qui me déroutent, de marches à routeurs. La tête vide, au rythme des pas dans la ville, Quelque chose s'écrit, le dernier cri d'une absence qui passe. Quelqu'un ou Quelque chose aligne des traits sur un clavier, des images, des métaphores, un nuage que la main plus tard trahira. Nouvelle alchimie, le trait n'est qu'une onde fraîche sur paysage surpeuplé.

Tracer, errer. Car toute errance laisse des signes impitoyables ou pitoyables. Ce sont des miettes sur une terrasse, une tasse de café à moitié bue sans le sucre ni le brownie, alors que le bourlingueur s'est tiré. Pas de balle dans la tête, il n'y a pas de place. Ce sont aussi des lits de fortune ou d'infortune, des literies, les litières, des sdf dans les rues, à la lisière des commerces. Ces traces-là on les dit indésirables, elles laissent une bavure dont on ne veut pas, contre laquelle on lutte vainement. Même sans corps, elles en disent long, bien assez ou trop sur tout un continent d'hommes sans humanité, de subsistances délaissées ou pire, refoulées. Détritus, surproduction urbaine, poubelles éventrées, recel de vomissures, piège à chiens.

 J'aurais voulu laisser de moi au contraire quelques empreintes intelligibles et belles. Pas du tout des salissures de mendiant, mais des traces magiques de la particule unique que je suis. Le plus souvent on me dit qu'elles demeurent mystérieuses, hiératiques. Comme si toute trace était tracée d'avance, comme qui dirait sacrée, présage d'un périple éphémère... trace, poussière... traces, pas... même sur les traces de nos traces on ne peut donc rien, tant elles sont toutes tracées, même effacées.

Tracer, arpenter l'imaginaire. Noircir les lignes du symbolique, renouer avec l’archaïque ou l'arcane. Le mot « trace » pourrait évoquer tout. Enclenchons la fonction mémoire. Un désordre fait de restes, une ville fantomatique engloutie sous les mers, un tableau recouvert de suie, une comptine oubliée, une insaisissable imposture, l'accalmie des choses en leur état latent... La trace qui s'efface a la vie longue, quelquefois éternelles nos traces. Ce mot n'a qu'un sens qui se dérobe toujours, comme nos pas sur le sable poussés par les marées. Les traces et leur suppression sont cosmiques. Elles consacrent le résidu d'un autre monde qui résiste – mais il est dans celui-ci.

Supernova cinétique. Traces mnémoniques, empreintes digitales, les big data aussi chosifient la masse, qui devient recueil de vibrations, recueillement. Là on atteint à l'intime dehors, les tendances noétiques du collectif. Traces de « nous/nous», nous et esprit, à perte de vue, les mêmes traces tombent sous le sens, un itinéraire par satellite pour connaître à l'avance quel chemin l'on pourrait suivre.

Surfer, tanguer, naviguer. La mémoire du net est éternelle, nos traces aussi dans l'antre, dans le ventre de la machine. Amen. Nos palabres circulent à égalité sur les réseaux. Mort ou vif, un corps laisse ses traces à Google, cyclope engorgé...  Les commotions collectives essaiment, mémoire ou création sur les plus hautes vagues virtuelles, crête toujours montante. Tracer, surfer, trouer, trouver.


Le même ciel câblé

sous-marin des océans

élan des absents

           

On garde trop de traces de tout et de n'importe quoi. Capitalisation, capitalisme, schisme. Dire ou ne rien dire sur les traces, cela revient à peu près au même, et on le sait, creusant quelques lignes de plus pour n'en pas finir. On en fait des images, on en fait des collages qui s‘agglutinent et se métamorphosent à l'infini. On vit dans leurs sillages comme on marche en forêt, en dissonance. Il faut être un peu poète ou prophète, mort vivant, chercheur au quotidien, savoir signer et saigner à distance. La trace est toujours ailleurs, latente. De l’autre côté du miroir, elle cache le secret de « n'être ». La trace est mystique, systémique. C'est une mimique éloquente.

Et si l'uni/vers, au fond, n'était qu'une trace de notre passage ? Si d'autres que nous avaient tracé les mythes, les étangs, les forêts ? Si les légendes n'étaient qu'une autre limite d'un imaginaire avant nous ? Si chaque trace n'était qu'un étant ailleurs, si elle se dédoublait forcément dans l'astre ?

Tracer les lieux consiste à les réconcilier par la reconstitution, mesurer ce qui soudain émerge des fondations et des angles morts. Tracer ou voyager et faire voir le voyage. Des routes sous les routes, des villes englouties, des mondes qui n'existent pas requièrent notre attention. Atlantide, les voies romaines ont existé, en écho d'autres artères, disparues, enfumées. Que ce soient des veines ou des autodromes d'ordinateur, à chacun son apothéose. Crematorium. Traces aériennes, cosmiques, intergénérationnelles, génétiques... on n'échappe pas à la filiation. La trace d'un nom sur les mémoires ou sur une œuvre...

Seul l'infini, voyez-vous, ne laisse aucune trace que son huit retors, à moins qu'on n'imagine ce manquement même comme sa trame ultime. Veuillez noter le -ment qui dément, dé/ment. On peut même se représenter les souvenirs comme un sacré manque d'imagination. 

            Écrire fait de nous des traces qui brûlent le papier ou l'écran pour éclairer avec fougue avant l'extinction définitive des feux ou feu miroitement inaccessible. Le signifiant livre nos errances sous l'autel de nos errements, attente rebelle des lieux en leur repons la/tent. Raiponce déroule l'escalier de ses cheveux d'or et se morfond dans l'attente.

            Se dire que le dernier mot n'est que le commencement du recommencement, qu'il n'y a pas de fin au point final. Les dernières cendres sont les plus loquaces pour l'oubli. C'est comme un strip tease mental de soi vers autrui où accueillir ce qui vient et laisser passer le reste.

 

(l)imiter

des mots re/sencés

flottants

sur le fil du parloir

TRACE

Suite d'empreintes laissées dans l'espace par le passage de quelqu'un, d'un animal, d'un véhicule : Relever des traces de pas dans une allée. Marque laissée par une action quelconque : La porte garde des traces d'effraction. Très faible quantité d'une substance : Déceler des traces d'albumine dans les urines.

https://www.littre.org/definition/tracer

ÉTYMOLOGIE

Normand, trachier, chercher ; picard, tracher, chercher avec soin ; espagn. trazar ; ital. tracciare. Diez le tire d'une forme non latine tractiare, dérivée de tractus, tiré de trahere ; de sorte que le sens primitif est faire un trait ; puis, comme une trace fait un trait, suivre à la trace, chercher, ce qui est un sens très fréquent dans l'ancien français.

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